Limnimètres de la Haute Meuse
Exécution des travaux : 2004
Design : Jacques Tilman (INOV s.p.r.l.)
Maître de l’ouvrage : Région wallonne (MET, D. 232)

Les neuf barrages éclusés de la Haute Meuse, modernisés ces dernières années, sont des lieux définis par les rythmes du fleuve. Avec leurs équipements mixtes, pour la navigation commerciale et pour la plaisance - sans oublier le circuit RAVeL -, ils structurent le paysage et concilient ses composantes les plus antagonistes. Les limnimètres sont des appareils de mesure du niveau de l’eau, qui fonctionnent par paires, à l’amont et à l’aval de chaque écluse. En période de crue, ils doivent résister à des chocs qui peuvent être importants. Le niveau des plus hautes eaux détermine l’altitude de sécurité de leur partie électrique. D’où la nécessité d’une carapace métallique. Dans son cahier des charges, le Ministère de l’Equipement et des Transports avait prévu un cylindre en acier couronné d’une plate-forme accessible par une échelle. L’adjudicataire a cependant proposé une variante dont le dessin a été confié à Jacques Tilman. Les positions et les dimensions de ces appareils leur confèrent une capacité signalétique d’autant plus intéressante que les «publics» liés au fleuve se diversifient. La réflexion sur la forme, au sens plastique du terme - inexistante dans le projet initial -, a donc cherché à concilier astreintes techniques et qualités d’image. Le vocabulaire adopté se réfère clairement à un imaginaire marinier, voire naval. Non sans nostalgie, la silhouette générale de ces bornes-totems évoque les cheminées des navires ou les tourelles des sousmarins. Avec une étrave face au courant, l’économie d’acier a été recherchée dans une adaptation des profils aux sollicitations potentielles. La démarche impliquait aussi de donner une valeur expressive aux détails tels que passerelles d’accès, bastingages et mains-courantes. C’est dans le prolongement naturel de cette logique que Jean Glibert est intervenu. Son travail est caractérisé, notamment, par une maîtrise de l’inscription de la couleur au lieu, en fonction des circonstances et de l’échelle, tant dans le domaine du bâti que du territoire. Il s’agissait tout de même ici d’un cas d’exception, la Haute Meuse offrant un paysage ample et protégé, à valeur patrimoniale insigne : se souvenir des peintres qui s’en sont inspirés, de Patenier à Turner, Courbet ou Rops, et des flopées de petits maîtres. D’un autre point de vue, la Haute Meuse est un segment du réseau navigable ouest-européen. Les péniches comme les embarcations de tourisme y effectuent des périples étonnants, parfois d’une mer à l’autre. L’apport de Glibert a été double. Il a d’abord contribué à finaliser les détails et traiter cette petite construction comme un habitacle. Ainsi en est-il venu à faire découper des regards dans les parois, afin que «l’âme” - l’instrument lui-même -, soit visible et mise en relation avec son environnement. Complémentaire à cette approche, la couleur a trouvé sa place sur la «carène» : un code fait de bandes horizontales a donc été mis au point, chaque limnimètre devenant un signal à part entière. Les repères colorés incorporent les ouvertures et se projettent à l’intérieur, la couleur agissant littéralement dans la coupe, moins phénomène de surface qu’événement spatial. Les quatre bandes inscrites dans un rectangle comportent des constantes et des variables lisibles de manière ponctuelle et successive. Elles peuvent évoquer, suivant les champs de référence, les marques de couleurs liées au code de la navigation, les schèmes de drapeaux ou de pictogrammes, voire, au-delà, les collections d’objets techniques différenciés par la couleur. Ce pouvoir d’évocation apparente les limnimètres à des maquettes agrandies et leur ajoute quelque chose de grands «jouets mécaniques». L’oeuvre achevée, son efficacité “géographique» avérée, il s’agirait désormais que son statut soit clair, c’est-à-dire que le travail de l’artiste soit reconnu pour ce qu’il est, part indispensable de poétique et de plaisir visuel ajoutée à un équipement imposé à l’espace commun. Les pouvoirs publics ont une responsabilité en la matière, et les budgets propres aux voies navigables, comme d’autres - on pense aux autoroutes, aux chemins de fer -, permettraient d’envisager pas mal de choses, pour peu que soient mises en place des instances de médiation compétentes (en évitant les dérives bien connues en matière d’art contemporain en voie publique, comme les délires régionalistes, les décorations folkloriques ou les sculptures pseudo-modernes sur les ronds-points). Discret quant aux moyens mis en oeuvre mais efficient, même éclatant, à l’échelle infrastructurelle, le travail de l’artiste,ici, a été intégré au processus spécifique au design d’aspect. Le sens qu’il ajoute au projet est moins un problème d’esthétique qu’une plus-value culturelle. Il constitue en cela un cas de figure qui pourrait prendre valeur de modèle.

Raymond Balau